Béatification

Réputation de sainteté

A partir de 1710 et de leur conversion, les époux La Garaye mènent une vie chrétienne qui a forcé l’admiration de leurs contemporains. Leur engagement caritatif et thérapeutique trouvait sa source dans une vie de prière profonde et simple. Aucun texte, aucun témoin ne rapportent de phénomènes mystiques ou d’expériences spirituelles extraordinaires. Mais leur vie quotidienne était marquée par des temps de prière réguliers, la lecture de l’Écriture et de vies de saints, selon un horaire respecté avec exactitude, quel que soit le statut des visiteurs présents. Claude-Toussaint, ainsi que son épouse, se sont engagés dans deux confréries dinannaises, celle des prêtres de Saint-Sauveur, dans laquelle il a joué un rôle important en 1730, et celle de la Sainte-Croix dont il était le major en 1750. Ils n’hésitaient pas à participer aux processions publiques dans des habits de pénitence.

A partir de 1721, la vie spirituelle de Claude-Toussaint trouve un cadre par son intégration dans l’Ordre de Saint-Lazare de Jérusalem et de Notre Dame du Mont-Carmel, d’abord comme chevalier puis comme Commandeur et Grand Hospitalier de Bretagne. Appartenir à cet Ordre comportait des obligations spirituelles comme celle de dire chaque jour l’office de la Vierge. Claude-Toussaint a pris la chose très au sérieux et a pratiqué cet office à genoux toute sa vie.

Un autre signe de la profondeur de son engagement religieux est l’attitude qu’il a eu dans la crise janséniste qui a touché le diocèse de Saint-Malo autour de 1720. Dans une région jusque-là peu sensible aux idées jansénistes, Mgr Desmaretz est nommé évêque de Saint-Malo, tenant d’un jansénisme plus politique et gallican que théologique. Proche du cardinal de Noailles, archevêque de Paris favorable aux jansénistes, il est l’un des évêques français les plus actifs dans la résistance à la bulle Unigenitus de 1713. Malgré le respect qu’il a pour la fonction qui le pousse par exemple à demander l’autorisation de l’évêque pour ouvrir son hôpital, Claude de la Garaye reste fidèle à l’Église et au Pape, comme une partie du clergé du diocèse.

Peu à peu, les Epoux La Garaye mettent en place d’autres lieux d’accueil et de soin des pauvres tenus par des religieuses, les Filles du Saint Esprit, dont c’est la première fondation à Taden en 1729 ; et les Filles de la Sagesse à Dinan en 1751. Ils veillent à la formation des religieuses et au financement de leurs maisons. Ils ne se limitent pas à ces deux projets : des dons et des fondations font l’objet d’actes notariés pendant les dernières années de la vie de Claude-Toussaint pour assurer le soutien des pauvres et des malades dans des paroisses bretonnes. Des sommes considérables sont ainsi distribuées, plus de 100 000 livres.

Lors de sa visite à Sainte-Anne d’Auray (Morbihan), en 1996, le pape Jean-Paul II souligna leur action : « Vous gardez ainsi le souci exemplaire des époux charitables que furent Claude et Marguerite de la Garaye. »

Vertus héroïques

LA FOI

C’est bien sur un acte de foi décisif que la conversion définitive de Claude-Toussaint de la Garaye s’est faite : « Puisqu’il est certain qu’il y a un Dieu, je veux avec le secours de sa grâce le servir tout le reste de ma vie. »

A la manière d’un saint Vincent-de-Paul, les époux La Garaye ont voulu « servir Dieu en ses pauvres ». Ils voyaient dans les pauvres « les membres de Jésus-Christ ». C’est bien un acte de foi qui est rapporté par Mgr de la Bastie après leur conversion en 1710 : « De si loin que les époux les aperçurent, ils mirent pieds à terre et leur foi leur faisant envisager dans la personne de ces misérables la personne de J.C. même, ils les embrassèrent, leurs distribuèrent des aumônes, les invitèrent le lendemain à diner avec eux en leur recommandant d’y amener ceux qui sauraient être dans l’indigence. » Et c’est à cause de ce regard de foi porté sur les pauvres qu’ils ne se contentaient pas de les héberger, les nourrir et les soigner, mais qu’ils les honoraient en leur lavant les pieds et les mains à leur arrivée à La Garaye, manifestant par-là combien ils voyaient le Christ en eux, dans la foi.

Le souci que les époux La Garaye portait des pauvres ne se limitait pas à leur état de santé ou leur situation économique. Ils avaient un grand désir de leur permettre d’accéder au salut et de connaitre le Christ. Plusieurs malades ont fait à La Garaye un chemin de conversion et de retour au Christ et aux sacrements. Outre les soins, Claude-Toussaint leur faisait faire le catéchisme aux pauvres et donnait chaque dimanche une conférence sur l’Évangile du jour. La prière avec les malades faisait partie de l’horaire de la journée à la Garaye.

Si les époux la Garaye sont restés assez discrets sur leur vie spirituelle personnelle. Parlant à des religieuses, ils sont plus explicites sur leur relation à Dieu : l’amour radical de Dieu était au cœur de leur prière et était la source de leur activité caritative.

LA CHARITÉ

C’est bien sûr la charité qui a fait l’objet d’une pratique continue jusqu’à l’héroïsme de la part des époux La Garaye à partir de leur conversion. Très concrète, elle va de la rencontre personnelle et attentionnée avec les plus démunis jusqu’à l’action d’ordre social, économique ou politique pour leur procurer une vie meilleure.

C’est la personne humaine qui est bénéficiaire de leur charité, quelle que soit son statut, sa vie ou ses errements personnels. Lorsqu’ils annoncent à leurs domestiques leur changement de vie, ils disent que ceux qui resteront avec eux au service des pauvres seront pour eux des frères. Des comédiens, des prostituées, des anglicans ont été accueillis à la Garaye de manière fraternelle, au nom du Christ.

Si l’hôpital installé dans les écuries du château de la Garaye est la réalisation la plus visible des époux charitables, elle est loin d’être la seule. Ils ont multiplié les dons et les initiatives pour venir en aide aux pauvres, non seulement dans les paroisses dépendantes d’eux, mais plus largement, Mgr de la Bastie parle d’une « variété prodigieuse des bonnes œuvres ». Leur zèle était infatigable pour soulager la misère et lutter contre le manque de travail et d’instruction.

On ne peut que reconnaitre des actes de charité héroïque dans les situations qui ont été mentionnées, où Claude Toussaint a risqué sa vie, ou voulu le faire, pour aller au secours de malades contagieux comme les prisonniers anglais de Dinan et les pestiférés de Marseille.

LA PRUDENCE

Le premier mouvement de la conversion du 3 février 1710 était chez Claude-Toussaint marqué par une radicalité :

« Je ne refuserai aucun pauvre tant qu’il me restera la moindre chose ; je me dépouillerai moi-même pour leur donner et enfin, si je n’ai plus rien, j’irai vivre avec eux à l’hôpital. » Le dévouement de Claude-Toussaint pour les malades et les pauvres – qu’il regarde avec son épouse comme les « membres de Jésus-Christ » – ne se limite pas à une générosité leur prodiguant soins et aumônes.

Sa conversion n’a donc pas fait de lui un ermite, au contraire. Pourtant, ce n’est pas ainsi qu’il a vécu les 45 années suivantes, et l’on peut y voir la trace de la sagesse dont faisait preuve son épouse qui l’a aidé à tempérer sa générosité pour l’exercer de manière plus prudente et juste, et donc plus durable.

LA JUSTICE

La conversion a été l’occasion d’un acte important de justice de la part de Claude-Toussaint. Portant le souci des dommages qu’il avait pu susciter dans les cultures par ses chasses incessantes, il fait proclamer dans toutes les paroisses d’alentour que si quelqu’un a subi quelque dommage de son fait, il le fasse savoir et qu’il sera immédiatement indemnisé sans enquête sur sa bonne foi. Personne ne s’étant plaint, il a cependant fait des aumônes à toutes les paroisses concernées.

Dans ses actes institutionnels, Claude-Toussaint n’apparait pas comme un procédurier, à l’instar de beaucoup de ses contemporains, mais comme un homme que sa bonté ne rend pas indifférent à la justice. Il prend le risque d’intervenir aux États de Bretagne de 1717-1718, non pour défendre contre tout sens du bien commun les privilèges des nobles, mais pour le respect des Institutions et la justice en réclamant que les nobles exclus des États y soient réintégrés. Il subira de ce fait une mise à l’écart de l’assemblée. Il y aura une étude approfondie à mener de son attitude dans ces situations de conflits, car elles peuvent révéler un art particulier pour allier charité et justice.

Pourquoi faut-il un miracle ?

Qu’est-ce qu’une béatification ?

La béatification est l’acte juridique par lequel le pape autorise le culte public d’un chrétien décédé dont ont été reconnus les vertus héroïques, la réputation de sainteté et un miracle attribué à son intercession. Cette autorisation concerne l’église locale. A côté de cette dimension, essentielle, de culte public, il y a aussi la dimension d’exemplarité. Par la béatification et la canonisation, l’Église montre en exemple une vie chrétienne qui peut servir de modèle aux chrétiens d’aujourd’hui.

Ce n’est donc pas une entrée au ciel, ni la ratification de ce que le bienheureux a fait. La béatification et la canonisation portent sur la personne, pas sur les œuvres. C’est de Jeanne Jugan qu’il s’agit par exemple, non de la congrégation des Petites sœurs de pauvres. Les recherches chimiques de Claude de la Garaye sont intéressantes pour ce qu’elles montrent de son désir d’un soin intelligent des pauvres, cependant le fait qu’elles soient sans grande valeur aux yeux de la chimie d’aujourd’hui est sans importance.

La canonisation est la même autorisation étendue à l’Église universelle. Elle porte sur une personne béatifiée dont on a pu montrer que depuis sa béatification le culte s’est développé au plan local et qu’un miracle survenu après la béatification peut être attribué à son intercession. La canonisation engage l’infaillibilité pontificale.

La béatification est une réponse du pape à une demande venant du peuple chrétien. Ce n’est jamais une initiative de la curie romaine. Il est donc nécessaire que soient vérifiées les conditions de validité d’une telle décision. Le procès, diocésain puis romain, n’est pas un jugement de la personne concernée, mais un processus, une enquête, où sont vérifiées : l’existence de vertus chrétiennes vécues à un degré héroïque, la réputation de sainteté constante depuis la mort, et la réputation de signe, c’est-à-dire l’imputation d’un événement extraordinaire, le plus souvent une guérison inexpliquée, à la prière adressée au serviteur de Dieu. On ne parle de miracle qu’une fois que cet événement est reconnu comme tel par le pape.

Pour tout cela, il existe des critères précis énoncés par la Congrégation pour la cause des saints. Il peut arriver qu’un procès s’arrête car ces critères ne peuvent être reconnus. Si la guérison n’a pas été totale, définitive et sans séquelle, elle ne sera pas retenue comme éventuel miracle. Cela ne signifie pas que ces chrétiens étaient dans l’erreur ou que les La Garaye n’ont pas intercédé pour eux.

Tant que la béatification n’a pas eu lieu, aucun culte public ne doit être réalisé. On peut donc prier pour les La Garaye, demander à Dieu leur béatification, mais ils ne peuvent en aucun cas être priés publiquement, de même qu’on ne peut mettre une représentation (statue, image) d’eux dans un lieu de culte.

Le procès comporte une phase diocésaine et une phase romaine. Pendant l’ensemble du procès, on parle de cause pour désigner le dossier : la cause des époux La Garaye.

A l’initiative d’un procès, il doit y avoir des chrétiens : groupe spirituel, communauté religieuse, paroisse, diocèse… marqués par l’exemple d’un chrétien décédé depuis plus de cinq ans. Ils le prient en privé et voudraient que cette vie soit donnée en exemple dans l’Église. Ils s’adressent à l’évêque du diocèse dans lequel est mort le chrétien en question. Celui-ci nomme un postulateur, un avocat, qui va être son interlocuteur à cette étape. Après avoir consulté la Congrégation pour vérifier qu’il n’y pas à Rome d’opposition de principe, et obtenu un vote favorable de la Conférence épiscopale, l’évêque ouvre une enquête diocésaine. Celle-ci est bien une enquête, elle n’aboutira à aucune décision. A partir de cette étape, le candidat à la béatification est désigné comme « serviteur de Dieu ».

Cette première enquête, ouverte publiquement et solennellement par l’évêque, porte sur les vertus et le renom de sainteté ; elle vise à :

  • Rassembler tous les écrits publiés ou non, du serviteur de Dieu. Ceux-ci sont mis en forme, les manuscrits sont transcrits pour être lisibles. L’ensemble est imprimé et relié sous forme de volumes qui seront conservé aux archives diocésaines, par le postulateur et par la Congrégation comme un corpus documentaire de référence. Il est bon d’y joindre des documents donnant une connaissance du contexte, des réactions des contemporains, etc. Mais ces documents annexes sont centrés sur la personne et non sur son œuvre, son développement, etc. Ces écrits sont soumis à la lecture de deux théologiens qui en attestent la conformité avec la foi de l’Église.
  • Objectiver la réputation de sainteté, par des documents d’archive ou des publications, par le recueil de témoignages de chrétiens vivants, par la présentation de l’iconographie existante (tableaux, images de piété…).

L’enquête est menée par l’évêque ou le plus souvent par son représentant assisté d’un promoteur de justice, sorte de procureur qui pose des questions, vérifie la fiabilité de ce qui est rassemblé. Ces acteurs, de même que les témoins interrogés, prêtent serment sur les Évangiles.

Lorsqu’il apparait que l’ensemble des informations disponibles et utiles a été rassemblé, les actes de l’enquête sont scellés et conservés aux archives diocésaines. Une copie est conservée pour le travail de la postulation, et une autre déposée à la Congrégation.

Pour la réputation de signe, la question du miracle, une enquête de même type est menée dans le diocèse où le signe a eu lieu. Si c’est le même diocèse, ce sont de toutes façons deux enquêtes différentes. Ici, bien sûr, les documents essentiels à rassembler sont le dossier médical et les témoignages concernant la prière adressée au serviteur de Dieu.

La Congrégation commence par vérifier la validité de l’enquête diocésaine et rend une décision sur ce point. Il est alors possible d’obtenir la nomination en son sein d’un relateur, interlocuteur du postulateur, qui va vérifier au cours de sa rédaction la qualité de la Positio, rapport synthétique de plusieurs centaines de pages. Dans cette Positio, le postulateur présente la vie

du serviteur de Dieu de façon scientifique, c’est-à-dire fondée sur des documents choisis parmi ceux de l’enquête diocésaine. Il met en valeur des actes héroïques : il ne s’agit pas seulement d’une belle vie chrétienne, mais d’une vie marquée par des gestes surprenants, manifestant la constitution dans le sujet d’une vertu exceptionnelle. Il rend compte de la réputation de sainteté continue depuis la mort du serviteur de Dieu et de l’absence de culte. Si des objections ou des difficultés apparaissent, le postulateur doit impérativement les mentionner clairement et les résoudre.

Lorsqu’elle est validée par le relateur, cette Positio est examinée à Rome par une commission d’historiens, puis une commission de théologiens et enfin une commission de cardinaux. Au bout de ce processus, marqué par des votes à chaque étape qui conditionnent l’étape suivante, si le pape reconnait l’héroïcité des vertus, le serviteur de Dieu devient « vénérable ».

C’est alors et alors seulement que peut commencer l’enquête sur un éventuel miracle, selon le même processus : enquête diocésaine, rédaction d’une Positio par le postulateur, examen par une commission de médecins qui votent sur le caractère inexplicable de la guérison, puis une commission de théologiens qui votent sur son attribution au serviteur de Dieu, puis la commission des cardinaux. Les critères sont moins exigeants que ceux mis en place pour la reconnaissance des miracles de Lourdes.

Si le pape reconnait le miracle, la béatification suit. Elle est célébrée dans le diocèse d’origine, présidée par un légat du pape. Pour la canonisation, le processus est plus simple : il faut prouver le développement du culte depuis la béatification et présenter un second miracle survenu depuis celle-ci, selon la même méthode. La canonisation est célébrée par le pape, à Rome.

Tout cela est la procédure officielle, dont on ne peut s’écarter, et qui est définie de manière précise par des documents du Saint-Siège. La règle est désormais que, à l’étape du procès romain, le postulateur doit être résident à Rome.

Fr. Jean-Marie Gueullette, o.p.
Postulateur diocésain de la cause des époux la Garaye

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